AVANT - PROPOS
La Musique Concrète
Le 18 avril 1948, au Club d’Essai de la Radio Diffusion Française, au 37 rue de l’Université à Paris, Pierre Schaeffer est découragé. Voilà plusieurs années qu’il étudie la question de la radio, du microphone, et de leur impact sur notre écoute. Sollicité au sein du service public comme ingénieur et comme chercheur, il consacre son temps à améliorer les techniques de diffusion radiophonique, mais aussi à réfléchir sur notre rapport à ce média encore nouveau. Il avait compris que le pouvoir suggestif de la radio n'était pas dû à l'absence d'image, mais à la présence du microphone. Il avait compris que celui-ci avait un pouvoir grossissant et séparateur, et qu'il pouvait induire chez l'auditeur une nouvelle forme d'écoute.
Ce jour-là donc, comme les jours précédents, il cherche à collecter des sons pour illustrer les programmes radiophoniques qu’il est en charge de créer. Il cherche à “faire parler les bruits” à créer des décors sonores toujours plus suggestifs et poétiques. Il veut séparer le son de l’objet qui l’a émis. Mais rien à faire.
“tous ces bruits sont identifiables.
Sitôt entendus, ils évoquent le verre, la cloche, le bois, le gong, le fer.”
"ibid"
Résigné, il s’enferme dans la cabine d'enregistrement.
“C’est là que je me suis finalement réfugié. Une vitre me protège du studio. Je suis parmi les tourne-disques, le mélangeur, les potentiomètres. Je me sens vaguement rassuré. (…) Je ne manipule plus moi-même les objets (...). J’écoute leur effet au micro. (...) Ce sentiment de sécurité que j’éprouve dans la cabine du son me donne la force de continuer encore quelques jours ces expériences dont je n’attends plus rien”
"ibid"
C’est souvent lorsque l’on n'attend plus rien que les choses arrivent. Et dans cette histoire, il aurait été dommage d’abandonner à la veille d’un jour historique!
Le lendemain, le 19 avril 1948 :
“En faisant frapper sur une des cloches, j’ai pris le son après l’attaque. Privée de sa percussion, la cloche devient un son de hautbois. Je dresse l’oreille. ”
"ibid"
Le miracle s’est opéré, cette cloche coupée a perdu son identité de cloche, nous sommes face à une matière sonore séparée de l’objet qui l’a créé. Nous sommes face à un objet sonore.
Le 21 avril 1948, il va plus loin :
“Si j’ampute les sons de leur attaque, j’obtiens un son différent; d’autre part, si je compense la chute d’intensité, grâce au potentiomètre, j’obtiens un son filé (…)."
"ibid"
Pierre Schaeffer s’engouffre dans la brèche, et pense avoir trouvé un nouvel instrument. Ces sons filés comme il dit, il les grave sur des disques souples en fermant les sillons sur eux-mêmes, ce qui les fait tourner en boucle et donne des notes continues. Et là, il se met à rêver.
22 avril 1948 :
“Dans une anticipation cinématographique, à la manière de Hollywood, je me vois entouré de douze douzaines de tourne-disques, chacun à une note. Ce serait enfin, comme diraient les mathématiciens, l’instrument de musique le plus général qui soit.”
"ibid"
Bien qu’à ce stade elle ne soit pas encore définie, la musique concrète venait de naître.
“Où réside l'invention? Quand s'est-elle produite? Je réponds sans hésiter: quand j'ai touché au son des cloches. Séparer le son de l'attaque, constituait l'acte générateur. Toute la musique concrète était contenue en germe dans cette action proprement créatrice sur la matière sonore.”
"ibid"
Ah pardon, vous ne savez peut-être pas ce qu'est la musique concrète. Pas de panique. Je vais vous l'expliquer. Il s'agit d'un changement de paradigme. Au lieu d’écrire dans un langage musical abstrait une œuvre qui deviendra concrètement sonore lorsque l’instrumentiste l’exécutera, il s’agit de faire le chemin inverse, de prendre le son déjà concrétisé comme point de départ d'une composition musicale.
Vous commencez à comprendre pourquoi en tant que scratcheur je m’intéresse au sujet... Mais attendez un peu.
Rejoint en 1949 par Pierre Henry, ils forment un duo de choc, l’ingénieur musicien et le musicien ingénieux. Ils explorent les capacités musicales et instrumentales de ces nouveaux procédés techniques. Pierre Henry apprécie particulièrement les manipulations de disques. Mais il avouera lui-même que ce support était très limité... Du moins de leur point de vue de l’époque.
"La bande magnétique n’existait pas encore. Enchaîner un son à un autre son, d’un disque souple à un autre était une entreprise incertaine, bien que les hasards de l’aiguille sur le sillon et les incidents de parcours aient pu parfois représenter un véritable enrichissement, une part d’imprévu et de fantaisie. On avait huit plateaux de tourne-disques. Il s’agissait de sauter à pieds joints sur les sons. Je sautillais toute la journée. Je faisais des bonds d’un plateau à l’autre. J’étais devenu le virtuose du passage de sillons."
"Journal De Mes Sons" - Pierre Henry - édition Maison Ona 2023
On comprend après cette lecture que la comparaison entre les musiciens concrets et les instrumentistes est tentante. Mais malheureusement, elle est fausse. Les manipulations sont bien trop périlleuses, hasardeuses, et ressemblent plus à une performance de montage en direct, qu’à un jeu subtil de musicien. Pourtant oui, les mouvements que fera Pierre Henry toute sa carrière bénéficieront évidement de sa sensibilité de musicien, ses gestes auront bien un impact direct et contrôlé sur le son, mais il manquera dans ce contexte un paramètre essentiel qui le différenciera de l'instrumentiste : le langage.
Un instrumentiste est quelqu'un qui passe ses journées à travailler le son, certes, mais aussi et surtout le langage (langage rythmique, harmonique et tonal).
Or la musique concrète ne s'écrit pas. On peut tout au plus écrire un conducteur, parfois de manière très créative, qui guidera l'opérateur dans sa performance, mais il ne peut pas y avoir de texte musical à proprement parlé.
L’arrivée des bandes magnétiques et des inventions de Schaeffer ne vont rien changer à cela. Elles vont permettre plus de flexibilité dans les expériences sonores, elles vont permettre d'approfondir l'analyse du son, sa morphologie et sa typologie, jusqu'à aboutir au fameux Traité des Objets Musicaux mais malgré toute la bonne volonté et le talent des musiciens qui s’y adonnent, le langage musical et le travail de l'instrumentiste semblent disparaître.
“Qu'étaient devenues les machines dans tout cela ? Après avoir été induit en tentation de les prendre pour des instruments de musique, on ne leur reconnaissait plus que l'étrange pouvoir d'élucider le phénomène sonore. Pour un temps il ne serait plus question d'y recourir pour faire de la musique, mais du "solfège", c'est-à-dire pour s'exercer à mieux entendre.”
"Traité des Objets Musicaux" - Pierre Schaeffer - éditions du Seuil 1966
Les musiciens concrets vont même carrément renoncer aux manipulations directes qu’ils considèreront comme des trucages sonores, et se concentreront surtout sur les prises de son, leurs préparations et autres transmutations en studio. Et les performances publiques se feront principalement autour de la spatialisation du son. Le concert n’est plus un spectacle, mais une expérience sonore. Le musicien laisse place au technicien concentré et inexpressif.
De son côté, et assez ironiquement, la musique électronique, apparue en Allemagne en 1950, poussera quant à elle le côté abstrait du langage musical bien plus loin que ce que l’être humain sera mentalement et physiquement capable de suivre, de faire, voir même d'entendre.
À ce stade ce pauvre Schaeffer qui aimait tellement la musique se désolait d’avoir créé un monstre qui paraissait hors de contrôle et si prompt à répudier toute tradition.
En effet, la musique classique avait atteint un équilibre parfait entre l’abstrait (la structure, l’harmonie et le langage) et le concret (la pratique de l’instrumentiste, les sons, les timbres). Les musiques expérimentales poussent quand à elles ces deux paramètres, l'abstrait et le concret, dans des extrêmes qui semblent irréconciliables.
Et là vous allez me dire : “mais de quoi il se plains, si ça ne lui plait pas, pourquoi avoir initié tout cela ?”
…
Laissez le vous répondre :
“je n'ai pas à renier mes premiers éblouissements, mes propres trouvailles, ma coopération à une œuvre de découverte, mais aussi de destruction. J'estime que celui qui ne se serait pas préoccupé dans les années 50 des nouvelles sources de sons, voire de nouvelles musiques possibles lorsque les circonstances l’y disposaient, aurait manqué gravement à un acte de présence. (…) Cette œuvre d'ouverture ne vise pas ces années ci, mais le futur."
"De L'Expérience Musicale À L'Expérience Humaine" - Pierre Schaeffer - La Revue Musicale 274-275 - Editions Richard Masse 1971
Pour ma part, de retour du futur, j’ajoute une crainte due à mon expérience personnelle et à mes observations, une crainte que Schaeffer lui-même n’avait pas entrevu (et heureusement pour lui) :
s‘il n’est plus nécessaire de passer par un apprentissage musical classique, à la fois théorique, historique, et instrumental, si on peut manipuler directement les sons pour faire de la musique... Le niveau musical général ne risque-t-il pas de chuter drastiquement ?
Quoi qu'il en soit, toutes ces musiques évolueront, vivront heureuses et auront beaucoup d'enfants.
AVANT - PROPOS
Le Hip-Hop
En 1975, dans le Bronx, un jeune dj, Theodore Livingston alors âgé d’environ 12 ans enregistre une compilation dans sa chambre. Il passe les disques les uns derrière les autres, et enregistre le résultat de son mix sur une cassette. Le niveau sonore est bien trop élevé, et sa mère tape à la porte pour lui lancer un ultimatum : "soit tu baisse cette musique, soit tu la coupes !" Comme par réflexe il pose la main sur le disque pour lui répondre, et sans s’en rendre compte il se met à le faire bouger. Le son sur lequel il s’est arrêté est transformé par son geste. Cela provoque une sonorité inattendue qu’il peut contrôler directement et manuellement. Il s’entraine quelques temps dans sa chambre, avant de montrer sa trouvaille à l’occasion d’une fête de quartier.
Le scratch était né.
Ensuite tout va très vite. Tout le monde s’y met. Au sein d’un mouvement Hip-Hop encore naissant mais extrêmement vif, une compétition saine s’installe, chacun apporte sa dernière trouvaille année après année, les gestes se précisent, on organise des battles, les techniques se complexifient, se nomment, on implique le corps, on fait le show, parfois de manière spectaculaire, et surtout, on retrouve un langage musical clair :
le rythme.
L’objet sonore manipulé aurait-il fini par retrouver l’instrumentiste dont Pierre Schaeffer déplorait la disparition?
Car ici le concert monotone est redevenu spectacle, et le langage perdu dans les expérimentations les plus complexes a retrouvé son chemin à travers ce rythme exercé de manière précise, et sur une base structurelle claire.
Sans le savoir, comme un magicien, Grand Wizard Théodore vient d’apporter un début de réponse aux questionnements de Schaeffer. Malheureusement celui-ci n’en saura rien, car il mourra avant que les techniques de scratchs deviennent suffisamment complexes et subtiles pour qu’elles puissent lui revenir aux oreilles et provoquer chez lui un quelconque intérêt.
Mais de toutes les façons (et nous entrons maintenant dans le cœur de mon propos), le scratch, imbriqué dans le Hip-Hop, musique populaire par excellence, est beaucoup trop éloigné de la musique classique pour être en mesure d’établir un lien d’égal à égal avec elle. Malgré les ponts qui peuvent parfois se faire d'un domaine à l'autre, le fossé est toujours existant.
Pourtant Monsieur Schaeffer je ne crois pas qu'il soit encore temps de conclure.
Et vous savez quoi? Je relève le défi. "Doutons, persévérons" dites-vous. Très bien.
J’ai l’intuition que le scratch ne nous a pas encore révélé tout ce qu’il a à nous offrir, qu’il tourne en rond, et que pour aller plus loin, il a besoin de deux choses : se désaffilier du Hip-Hop, et bénéficier d’une écriture qui puisse s’intégrer au langage classique existant.
Ces deux conditions pourraient ouvrir aux futurs scratcheurs les portes des conservatoires, et leur donner accès à une étude approfondie de la théorie, de l’écriture, de l'histoire de la musique, ainsi qu'à une pratique instrumentale rigoureuse héritée de siècles d’excellences.
Et Dieu seul sait quelles musiques pourraient alors advenir.
Commençons donc par le commencement :